J’étais prêt au départ. Je n’avais plus de famille depuis près de deux ans, plus d’amis depuis deux jours, plus de valises depuis deux heures. L’inconscient n’existe pas; il n’y a que des miettes d’information, des lambeaux de mémoire pas assez importants pour être traités, des bribes comme autrefois ces bandes perforées dont se nourrissaient les ordinateurs; mes souvenirs sont ces bouts de papier, découpés et jetés en l’air, mélangés, rafistolés, dont j’ignorais qu’ils allaient bientôt se remettre bout à bout dans un sens nouveau. La vie est une machine à arracher l’être; elle nous dépouille, depuis l’enfance, pour nous repeupler en nous plongeant dans un bain de contacts, de voix, de messages qui nous modifient à l’infini, nous sommes en mouvement; un cliché instantané ne donne qu’un portrait vide, des noms, un nom unique et pourtant multiple qu’on projette sur nous et qui nous fabrique, qu’on m’appelle Marocain, Maure, Arabe, immigré ou par mon prénom, appelez-moi Ismaël, par exemple, ou ce que vous voudrez -j’allais bientôt être fracassé par une partie de la vérité et regardez-moi courir dans Tanger (…) (pages 105-106)
Cet extrait du roman de Mathias Enard, Rue des voleurs, publié en 2012, donne une bonne idée du style riche et précis de l’auteur, comme de la complexité du personnage narrateur, toujours en mouvement. Lakhdar est en effet un être de fiction fascinant et attachant, porté par ses lectures polyglottes, des classiques arabes aux Série noire françaises, en passant par les livres espagnols qui traînent. Amoureux, il sublime Judit, tant par la fougue de sa jeunesse que par la puissance de la poésie. De Tanger à Barcelone, en passant par Tunis, le roman mêle les langues (arabe, espagnole) et fait de l’exilé une figure politique et littéraire fabuleuse. Un excellent roman, qui me donne envie de lire encore du Mathias Enard.